Avec l’affirmation d’un monde à nouveau multipolaire, en lien principalement avec l’émergence des BRICS, le jeu des dépendances et interdépendances entre continents est rebattu sur bien des plans. C’est tout particulièrement le cas des anciennes relations entre l’Europe et l’Amérique latine-Caraïbes. A une Europe en cours de « provincialisation » (Chakrabarty), dont les vulnérabilités énergétiques se sont brutalement accrues avec la guerre en Ukraine, répond une Amérique latine qui peine toujours à trouver sa place dans un monde plus fragmenté qu’il y a vingt ans. Si la présence chinoise avait laissé espérer une plus grande marge de manœuvre à la région, pouvant sortir de son face-à-face historique avec l’Europe et les USA trumpiste, force est de constater qu’elle n’a guère su renégocier son rôle de fournisseur de matières premières aux grandes puissances. Terre de l’extractivisme inégal, mais aussi laboratoire de nouvelles formes internationales de régulations écologiques et foyer du mouvement socio-environnemental en faveur d’un dépassement des effets néfastes du « développement », la région interroge la liaison entre les injustices sociales et environnementales, à différentes échelles et depuis son extraordinaire diversité culturelle. Ce colloque invite donc à débattre des effets d’une géopolitique mondiale renouvelée sur la façon dont se pose la question environnementale en Amérique latine aujourd’hui, à travers l’examen d’outils internationaux de gouvernance et de notions émergentes prometteuses.
Les nouveaux habits de la gouvernance de la biodiversité
La gouvernance de l’environnement, orchestrée par le programme des Nations unies pour l’environnement, a conduit les Etats à privilégier la lutte contre le changement climatique lié aux enjeux énergétiques. La biodiversité a ainsi souvent été négligée dans les politiques publiques malgré les travaux des scientifiques qui attestent son interdépendance avec les autres défis écologiques et sociaux : climat, désertification, Haute mer, plastique, pollutions, mais aussi inégalités et vulnérabilités…). Cette interdépendance est aujourd’hui reconnue dans les sphères scientifiques et politiques, par les mouvements sociaux jusqu’au monde économique qui en dépend. Cependant, les objectifs de décarbonation restent prioritaires et il faut imaginer comment les poursuivre sans atteinte à la biodiversité.
Ce colloque propose d’étudier comment la gouvernance de la biodiversité, ici définie comme les institutions et pratiques visant à la protection des espèces, des écosystèmes et de leurs services, redéfinissent les échanges entre l’Amérique latine et l’Union européenne, et impactent les territoires et les différents acteurs.
Carbone et biodiversité, un couple conflictuel
Les échanges internationaux de l’Union européenne sont marqués par un paradoxe : chercher la neutralité carbone sur le Vieux Continent, tout en contribuant à la déforestation par des achats de soja et de viande et par des explorations minières. Les appels à la conservation de l’environnement vont de pair avec les marchés des matières premières et des crédits carbone pour assurer la décarbonation de l’économie. Or ces marchés s’avèrent souvent néfastes pour l’environnement.
Le Règlement du Parlement européen de juin 2023 contre la déforestation importée se heurte à de fortes réticences impliquant tout à la fois les questions de souveraineté, les coûts d’implémentation de la traçabilité, voire de contradictions avec l’accord de commerce international Mercosur. Les mesures miroir, les taxes carbone aux frontières, sont ressenties comme des freins au commerce international.
L’exportation de la production primaire des sols des pays du Sud au bénéfice de ceux du Nord pose problème en termes d’équité géopolitique, de justice sociale, de conséquences environnementales et sanitaires. Le consensus international sur la nécessité de décarboner les économies nationales fait peser le risque d’une exploitation des ressources du Sud pour la décarbonation du Nord (hydrogène vert, lithium, plaquettes de bois, etc…)
La même question se pose devant les projets qui prétendent à la neutralité carbone en compensant les émissions de CO2 par des plantations ou par leurs achats sur les marchés du carbone forestier. Ces marchés de compensations sont aujourd’hui critiqués pour leur inefficacité et leur violation aux droits des peuples autochtones et populations locales. Les initiatives européennes proposant la création de certificats biodiversité ou la proposition brésilienne d’un fonds pour les forêts tropicales pourront-elles permettre de nouvelles mobilisations de financement pour la conservation et restauration de la biodiversité ?
La bioéconomie dans le laboratoire latino-américain
L’effondrement de la biodiversité est observé par chacun, localement et sur des temps courts. Aussi, plus que les autres défis, c’est un indicateur efficace pour interroger directement les modes de production et de consommation qui menacent l’habitabilité de la planète. Au niveau national et local, nous nous intéresserons à la bioéconomie, dernier avatar du développement durable. Si celle-ci est synonyme de substitution des énergies fossiles par les énergies renouvelables, elle acquiert une toute autre signification appliquée à la « sociobiodiversité » amazonienne où elle est associée à la lutte contre la déforestation. Elle s’approche alors de l’agroécologie qui repose sur les interactions de tous les vivants au sein de systèmes agricoles complexes avec comme priorité la défense des droits des populations locales sur leurs territoires. Elle s’appuie aussi sur des solutions fondées sur la nature, c’est-à-dire fondées sur des propositions de la science écologique. Comment orienter la coopération internationale pour soutenir le développement de cette bioéconomie amazonienne ?